• Focus: humour

«L’absurde est ma stratégie de survie»

Il remet de l’ordre dans l’art, classe les feuilles mortes par couleur et pousse les jeux de mots à leur paroxysme avec sa partenaire de scène Nadeschkin. Mais pour l’humoriste Ursus Wehrli, l’absurde est bien plus qu’un simple outil de travail.

Magritte avant/après: dans ses performances live, Ursus Wehrli explique comment organiser judicieusement les tableaux de grands maîtres et les ordonner de façon à gagner de la place. Photo: màd
Magritte avant/après: dans ses performances live, Ursus Wehrli explique comment organiser judicieusement les tableaux de grands maîtres et les ordonner de façon à gagner de la place. Photo: màd

Vous êtes devenu célèbre en 2002 avec le projet solo «L’art en bazar». Vous remettez de l’ordre depuis plus de 20 ans maintenant. Pourquoi est-ce toujours aussi passionnant?

Je pense que plus une idée est simple et universelle, plus elle dure. Tout le monde connaît le rangement, et l’ordre est l’un des thèmes les plus présents au monde. Finalement, tout obéit à un certain ordre, mais la question est: lequel? Les feuilles d’automne, par exemple, nous apparaissent comme un chaos qu’il faut nettoyer. Mais on oublie qu’elles suivent un cycle régulier: elles tombent chaque année, se décomposent, et nourrissent les arbres. C’est un processus très structuré. La nature est en réalité extrêmement organisée, même si elle semble parfois chaotique. Cette interaction entre ordre et chaos me fascine.

Découper les différents éléments …

… et les classer ensuite par couleur et par taille: c’est ainsi qu’Ursus Wehrli a procédé pour le tableau à la tache rouge de Wassily Kandinsky. Photos: ©Ursus Wehrli, «L’art en bazar».

Vous avez élargi votre projet du monde de l’art à des scènes du quotidien et à des situations complexes. Comment choisissez-vous ce que vous allez remettre en ordre, et à quel moment décidez-vous que l’ordre est atteint?

C’est très intuitif, tant dans le choix que dans le processus. Pour les tableaux, le côté tactile est essentiel: je déplace les éléments découpés jusqu’à ce que ça fasse un déclic. Parfois, c’est rapide, mais il y a aussi des tableaux pour lesquels je ne trouve jamais la bonne organisation ou alors seulement six mois plus tard. Il arrive aussi que je doive m’éloigner de la simple logique graphique et pousser l'abstraction plus loin. Par exemple, j'ai créé une tasse et un lapin sur base de la tasse en fourrure de Meret Oppenheim. Je n’avais pas prévu de faire durer ce projet si longtemps, mais le thème reste inépuisable. Après les scènes du quotidien, comme la soupe de lettres ou la pelouse de la piscine, j’ai compris que je pouvais aller encore plus loin, et donner un sens à des situations très complexes. Les images du livre «Welt aufräumen» racontent de vraies histoires, il faut réfléchir à plusieurs niveaux.

Il aurait été difficile de décomposer la toile «Convergence» de Jackson Pollock en fonction des couleurs et des formes.

Pour mettre tout de même de l’ordre, Ursus Wehrli a trouvé une autre solution. Photos: ©Ursus Wehrli, «L’art toujours en bazar»

Il n’y a pas que dans l’art qu’il faut faire le ménage, …

… mais aussi dans la vie de tous les jours, comme dans le bol de fruits. Photos: ©Ursus Wehrli, «Photos en bazar»

C’est un peu comme si la joyeuse tribu se transformait en une famille un peu rigide, et la fête d’anniversaire en enterrement. Le message que vous souhaitez faire passer est-il donc de rendre le chaos plus sympathique que l’ordre?

Non, je ne veux pas porter de jugement. En tant qu’artiste créatif, je trouve le chaos bien plus intéressant, il génère de nouvelles idées, et j’aime le hasard. Mais je ne voudrais pas vivre uniquement dans le chaos non plus: l’ordre a aussi quelque chose de beau, de satisfaisant. Il faut un équilibre. Quand c’est trop extrême, aucun des deux ne fonctionne.
Dans le contexte de ces images tirées du livre «Welt aufräumen», je m’étonne toutefois de certains parallèles avec la réalité. En toute objectivité et sans jugement de valeur, le vieil homme en Amérique ne fait rien d’autre que ranger. Comme un enfant qui range sa chambre, il a l’impression qu’il peut désormais remettre de l’ordre dans le monde. Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples.

Il vaut la peine d’y regarder de plus près: quand Ursus Wehrli remet de l’ordre dans l’appartement sens dessus dessous de cette famille pleine de vie, …

… même la tour penchée de Pise finit par se redresser. Photos: ©Ursus Wehrli, «Welt aufräumen»

Des Punks dans l’arrière-cour …

… aux femmes et hommes d’affaires dans la salle de réunion. Photos: ©Ursus Wehrli, «Welt aufräumen»

Contrairement aux enfants qui doivent ranger leur chambre, vous mettez de l’ordre là où cela ne sert à rien. Qu’est-ce qui vous attire dans l’absurde et l’inutile?

Pour moi, l’humour, l’absurde et le non-sens sont une stratégie de survie. Nous faisons de notre mieux en tentant de bien faire les choses, mais nous restons finalement des créatures impuissantes et imparfaites. Ça me libère de découvrir des choses absurdes ou bizarres et d’en rire. L’absurde n’est pas une solution à tout, mais sans lui, certaines réalités du monde seraient insupportables et renforceraient mon sentiment de détresse et de tristesse. L’humour permet de prendre du recul, de remettre en question l’importance de certaines choses. J’ai compris que j’en avais besoin, et que j’étais bon là-dedans. Et si ça rend d’autres personnes heureuses, tant mieux!

Vous formez aussi un duo avec Nadja Sieger dans «Ursus & Nadeschkin». Vous est-il parfois difficile de vous mettre d’accord sur ce qui est drôle?

Nous avons le même sens de l’humour. Par exemple, nous n’aimons pas parodier d’autres personnes, nous préférons rire de nous-mêmes. Bien sûr, il faut parfois faire des compromis. Quand nous développons un nouveau spectacle, certaines blagues plaisent à l’un et moins à l’autre. Si nous pouvons tous les deux nous y retrouver, nous les testons sur scène et voyons comment le public réagit. Ces tests sont cruciaux pour nous et s’apparentent à une expérience physique: nous improvisons, essayons des choses parfois absurdes, et parfois, ça fonctionne et le public éclate de rire, et parfois ça ne marche pas.

Savez-vous toujours pourquoi une blague ne fonctionne pas?

Souvent, nous comprenons pourquoi quelque chose n’a pas fonctionné. C’est généralement parce qu’on n’a pas assez guidé le public. Ce que j’apprécie dans ce métier, c’est que l’on reste humble: il faut toujours partir du public et l’emmener avec soi. Et parfois, il y a des moments magiques où le public rit, et on nous ne savons même pas pourquoi. C’est ça, la magie de l’humour: il reste toujours une part de mystère.

Biographie express

Né en 1969, Ursus Wehrli est gaucher, typographe de formation, et adepte du changement de perspective. Depuis 1987, il forme avec Nadja Sieger le duo comique «Ursus & Nadeschkin», récompensé par plusieurs prix de théâtre, parmi lesquels le prestigieux «Anneau Hans Reinhart», ou encore le «New York Comedy Award» et le «Salzburger Stier». Quand il n’est pas sur scène, Ursus range: l’art, le quotidien, le monde. Ses livres ont été traduits en 17 langues et vendus à plus de 500 000 exemplaires.