- Point de mire: folie
Au-delà de la raison
La folie, comme contrepoint à la raison, est omniprésente dans la philosophie occidentale, mais le rapport à celle-ci est ambivalent. Le philosophe et psychiatre Daniel Strassberg explique ce qui fonde cette tension et pourquoi raison et folie ne peuvent jamais être complètement séparées.
09.12.2025
Daniel Strassberg, dans votre ouvrage «Der Wahnsinn der Philosophie – Verrückte Vernunft von Platon bis Deleuze», vous retracez le long effort des penseurs pour distinguer la raison de la folie. D’où vient cette fascination persistante?
La raison est, d’une part, le cœur même de la philosophie occidentale. L’être humain se définit comme un être doué de raison, ou du moins capable de la développer. Mais si la raison fait partie de la nature humaine, comment comprendre qu’elle puisse se perdre chez certains individus? Le fait que certaines personnes agissent de manière étrange, irrationnelle, remet en question ce fondement même de la philosophie. C’est pourquoi il faut, pour préserver la raison, la distinguer de son contraire: la folie.
Et d’autre part?
D’autre part, ce rapport à la folie reste ambigu et se manifeste même dans notre langue. Jusqu’au XXe siècle, le mot «fou» était synonyme de «malade mental», alors qu’aujourd’hui, il signifie «génial». Les mots «délirant» ou «délire» peuvent également avoir une connotation positive ou négative selon le contexte. Malgré la volonté constante d’exclure l’irrationnel, on attribue souvent à la folie une forme de savoir plus profond. La raison demande un effort: il faut réfléchir, argumenter. L’idée qu’il existe quelque chose au-delà de la raison, qui donnerait un accès immédiat à la vérité, est ancienne – et toujours actuelle. Il suffit de penser à ces nombreux détectives ou policiers de fiction dotés de traits autistiques, censés percevoir plus directement la réalité.
On évoque souvent le lien entre génie et folie. Dans quelle mesure, cette idée correspond-elle à la réalité?
Le génie, par définition, emprunte des voies inédites, hors des conventions. Et la folie, elle aussi, s’écarte des normes sociales. Au fond, c’est le succès qui détermine si une personne est perçue comme géniale ou folle. Mais je reste sceptique face à ce mythe. Une psychose – ce que nous désignons aujourd’hui, en termes médicaux, comme la forme de folie la plus typique – n’est pas intrinsèquement créative. Comme chez les personnes dites «saines», il y a simplement des individus plus ou moins intéressants.
C’est donc le succès qui fait la différence entre le génie et la folie. Mais qui détermine où se situe la frontière entre la raison et la folie?
Ce sont généralement des conventions sociales – et parfois aussi des intérêts économiques – qui déterminent ce qui est jugé raisonnable ou non. Mais ces critères varient selon les époques et les cultures. Jusqu’au XVIIIᵉ siècle, avant que la médecine ne s’arroge le droit de définir la folie, cette tâche revenait à la police: les personnes dites «folles» étaient alors enfermées, sans traitement. Et même la notion de folie évolue sans cesse. Prenons une anecdote: le philosophe et médecin anglais John Locke, au XVIIᵉ siècle, fut horrifié, après un séjour à Londres, par le nombre de «fous» qu’il y voyait – son principal exemple étant … les gens qui se promenaient sans chapeau! La délimitation entre le raisonnable et le déraisonnable existe depuis que la raison existe, mais le regard porté sur la folie change constamment. Aujourd’hui, par exemple, on utilise des psychédéliques en psychothérapie. Ce qui appartenait autrefois au domaine de l’irrationnel devient un outil thérapeutique. Dans ce cas, ce ne sont sans doute pas tant les normes sociales qui ont évolué que les intérêts de l’industrie pharmaceutique.
Philosophiquement parlant, est-il seulement possible d’exclure complètement l’irrationnel de la raison?
Non. La philosophie tente depuis toujours de tracer cette frontière – en vain. Peut-être faut-il rappeler comment la raison et la folie sont conceptualisées dans la philosophie occidentale. Permettez-moi un petit détour historique.
Avec plaisir.
Au IIIᵉ siècle, le philosophe Porphyre tenta de définir la raison, en cherchant à concilier Platon et Aristote. Comprendre quelque chose signifiait, pour lui, le classer correctement et le distinguer de ce qui lui ressemble, selon la règle classique du genus proximum et differentia specifica. En d’autres termes: je sais que la pomme appartient à la catégorie des fruits, mais je la distingue de la poire. Cette conception de la raison est ordonnée, certes, mais aussi rigide. Elle ne prend pas en compte le changement ni ce qui fait notre individualité. Tout ce qui sort de ce cadre échappe à la raison – et devient folie. C’est là le problème fondamental de la philosophie occidentale, et nous n’en sommes jamais totalement sortis: pour comprendre, il faut d’abord définir. Mais comment parler raisonnablement de ce qui se situe hors de la raison? Deux options s’offrent alors: soit l’on se tait, comme le recommande Ludwig Wittgenstein («Ce dont on ne peut parler, il faut le taire»), soit l’on suit Theodor W. Adorno, pour qui la philosophie consiste précisément à tenter de dire l’indicible. Mais cela restera toujours un effort – un essai sans fin.
Biographie express
Daniel Strassberg, né en 1954 à Saint-Gall, a étudié la médecine et la philosophie à Zurich. Il exerce depuis 1985 comme psychanalyste dans son propre cabinet. Il a enseigné dans plusieurs universités et publie régulièrement sur les frontières entre philosophie et psychiatrie. Il signe aussi une chronique mensuelle dans le journal Republik. Son prochain ouvrage, consacré au Talmud, paraîtra bientôt chez Matthes & Seitz.
Publications (sélection): Der Wahnsinn der Philosophie, Chronos 2014; Spektakuläre Maschinen, Matthes & Seitz 2022; Der Teufel hat keine Zeit, Rotpunkt 2022.