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Possédée par le diable?

Les interprétations démoniaques ne sont pas l’apanage des personnes profondément religieuses. Qu’est-ce qui déclenche de telles interprétations? Et comment les médecins peuvent-ils y faire face? Le psychiatre Samuel Pfeifer s’est longuement penché sur ces questions.

Une femme possédée par le diable. Peinture murale du monastère orthodoxe de Rila, Bulgarie. Image: Samuel Pfeifer
Une femme possédée par le diable. Peinture murale du monastère orthodoxe de Rila, Bulgarie. Image: Samuel Pfeifer

Fin 2024, le diocèse de Lugano a fait la une en annonçant la nomination d’un nouvel exorciste, justifiant ce choix par un «fort besoin». Samuel Pfeifer, qu’est-ce qui amène des personnes à être convaincues que le diable habite en elles?

Les interprétations démoniaques apparaissent chez des personnes présentant des états psychiques très divers. Leur point commun majeur est la peur – une peur intense, écrasante, vécue comme étrangère à soi. Une telle angoisse peut surgir lors d’une crise de panique ou dans le cadre d’une grave instabilité émotionnelle. Des troubles du comportement marqués par une hostilité incompréhensible envers des proches, ou encore des troubles délirants accompagnés d’hallucinations visuelles et auditives, peuvent profondément déstabiliser les personnes concernées. Elles ont alors l’impression de ne plus contrôler leurs pensées ou leurs actes. Certaines personnes trouvent cela tellement inquiétant qu’elles-mêmes, voire parfois leurs proches, finissent par croire que des forces étrangères sont à l’œuvre.

Ces troubles et symptômes ne pourraient-ils pas être expliqués médicalement?

On me demande souvent: «Comment puis-je comprendre ce que je ressens?» Malheureusement, en tant que psychiatre, malgré tous les progrès scientifiques, je ne peux pas toujours fournir des explications précises. En ce qui concerne le fonctionnement des neurotransmetteurs, par exemple, nous devons admettre, en toute honnêteté, que nous ne comprenons pas tout et que nous ne pouvons pas établir de corrélation avec nos expériences personnelles liées à la peur. Et les médicaments n’aident hélas pas toujours autant que nous le souhaiterions. Face à cela, certaines personnes commencent à développer leurs propres théories.

Un ancrage profond dans le catholicisme est-il une condition préalable aux interprétations démoniaques?

Non, et ces interprétations ne se limitent pas au contexte chrétien. Dans l’islam, par exemple, certains troubles psychiques sont attribués à l’influence d’un djinn. Dans des milieux ésotériques, on parle plutôt d’«énergies négatives» qu’il faudrait briser à l’aide d’un rituel. Il existe donc des «services de délivrance» au sein de diverses sous-cultures.

Vous êtes vous-même psychiatre et chrétien pratiquant. Quelle est votre position personnelle vis-à-vis de ces rituels de délivrance, comme l’exorcisme?

Je me suis beaucoup engagé dans ce domaine et j’ai réalisé une vaste étude il y a de nombreuses années [1]. Pendant tout ce temps, je n’ai toutefois jamais eu l’impression qu’un «esprit maléfique» était réellement à l’œuvre. En fin de compte, il s’agissait toujours de personnes qui percevaient certains symptômes comme très étranges et effrayants, et qui cherchaient une explication à ces expériences. Même certaines réactions observées lors de rituels – cris, coups de pied, souvent interprétés comme preuve de possession – peuvent s’expliquer scientifiquement. Le rythme d’un interrogatoire ou d’une incantation peut influencer la respiration. Et certaines techniques respiratoires, comme la respiration holotropique, peuvent conduire à des états d’extase. Vous voyez: j’ai de sérieux doutes quant aux interprétations démoniaques. Mais la véritable question pour moi est la suivante: comment parler aux personnes qui croient être possédées? Faut-il leur dire qu’elles s’imaginent tout?

Ce serait probablement contre-productif, non?

Exactement. Cela ne ferait que les pousser davantage vers des exorcistes ou des guérisseurs. La question est plutôt: comment établir un pont entre la psychiatrie scientifique et l’expérience individuelle des personnes concernées?

Comment procédez-vous?

J’essaie de prendre au sérieux la souffrance des patients, ainsi que leur quête de sens. Je leur demande pourquoi ils suspectent un esprit maléfique. En parallèle, j’introduis des alternatives cohérentes à l’interprétation démoniaque. Cette psychoéducation vise à rendre les symptômes compréhensibles et à les détacher de leur interprétation démoniaque. L’écoute, les explications alternatives et, si nécessaire, un traitement médicamenteux ont souvent déjà un effet apaisant.

Comment réagissez-vous lorsqu’une patiente ou un patient recourt simultanément à un rituel de délivrance?

C’est une question délicate qui nécessite beaucoup de tact. Dans la plupart des cas, exercer une pression excessive et risquer ainsi l’interruption du traitement n’est probablement pas la bonne solution. L’essentiel est d’assurer une continuité de la prise en charge, afin de détecter quand un traitement parallèle devient dangereux. Ce serait notamment le cas si un guérisseur encourageait une personne à faire entièrement confiance aux pouvoirs de guérison et à arrêter son traitement médicamenteux.

Biographie express

Samuel Pfeifer, médecin spécialiste en psychiatrie et psychothérapie, a été durant 25 ans médecin-chef de la clinique de psychiatrie et psychothérapie Sonnenhalde à Riehen (près de Bâle, Suisse). Il a publié plusieurs ouvrages et de nombreux articles dans les domaines de la psychiatrie clinique, de la psychothérapie et de la spiritualité. Avec Utsch et Bonelli, il est notamment coauteur du livre «Psychotherapie und Spiritualität» (Springer). De 2015 à 2020, il a enseigné en tant que professeur dans le cadre du master «Religion et psychothérapie» à l’Université protestante de Marbourg. Depuis, il exerce en cabinet privé et a créé sa propre chaîne YouTube pendant la pandémie de coronavirus. Il est marié et père de trois fils adultes.

Bibliographie

  1. Pfeifer S (1994) Belief in demons and exorcism. Br J Med Psychology 67:247–258. Online: https://www.seminare-ps.net/_MAT/Okk/Belief_in_demons_and_exorcism.pdf